Pop velours
Cet article fait partie de la série « Musique, solitude & renaissance au-delà des frontières », réalisée par Meggie Lennon à la barre de l’émission POP Velours sur les ondes de CKIA. Lors de son passage à la 16e édition du Festif de Baie-Saint-Paul, elle s’est entretenue avec trois artistes : Viviane Audet, Reyna Tropical et Kate NV. Inspirée par une réflexion de Nina Simone, qui voyait la solitude comme à la fois une compagne et une épreuve, chaque entrevue explore comment l’isolement devient, pour ces créatrices, une source de sens, d’ancrage et d’éclat.
Entrevue no 2 : Reyna Tropical
Reyna Tropical est le projet porté par Fabiola Reyna, autrice-compositrice, guitariste et militante. Née au Mexique, élevée au Texas, installée aujourd’hui à Portland, elle est aussi la fondatrice de She Shreds Media, un média qui célèbre les guitaristes et bassistes femmes et non-binaires. Après deux EPs acclamés : Reyna Tropical (2018) et Sol y Lluvia (2019), elle signe en 2024 son premier album complet. Un disque puissant et sensoriel, qui tisse ensemble douce mélancolie, rythmes afro-indigènes, chicha, zapateado et soukous, pour raconter le deuil, la mémoire diasporique et l’amour queer dans toute sa force. En mai dernier, elle dévoile une version réimaginée de cet album sous le titre Malegría en la Oscuridad, où elle convie Amantes Del Futuro, Sofia Kourtesis, Lido Pimienta, Chancha Via Circuito et Simón Mejía à revisiter chaque pièce. Le résultat : un voyage sonore vibrant, dansant et résolument vivant.es, pour un résultat dansant et dynamique.
N.D.L.R. L’entrevue s’est déroulée en anglais. Ce que vous lisez ici est une traduction libre, avec tout le cœur et l’esprit de la conversation intact!
Q : Votre musique puise dans les sonorités afro-mexicaines, la queerness, la mémoire des terres ancestrales et les sons trouvés dans la nature comme les chants d’oiseaux ou les vagues. Pouvez-vous nous parler de votre processus créatif et d’un moment où la terre vous a semblé co-créatrice?
R : Oui. Ma musique puise ses racines dans cette unité afro-indigène qui traverse l’île de la Tortue, l’Anahuac et l’Abya Yala. Ce n’est pas uniquement l’Afro-Mexique — même si c’est une terre avec laquelle j’ai un lien ancestral profond, et un sens de responsabilité très fort. Pour moi, l’amour queer et l’Afro-Mexique ne sont pas seulement des thèmes : ce sont des ancrages. Des engagements que je porte dans ma vie, dans ma musique, dans tout ce que je fais. Les rythmes et les sons que j’explore racontent cette unité afro-indigène, cette histoire vivante.
Ce sont des sons de libération, le chant des oiseaux, le ruissellement de l’eau, les pas en montagne, la présence d’une cascade. Ce n’est pas juste une connexion à la terre : c’est une mémoire qui s’éveille. La mienne, bien sûr, mais aussi celle du collectif.
La musique, pour moi, c’est un langage puissant. Elle permet de transmettre des récits, des souvenirs, une langue qui ne passe pas toujours par les mots. Avec Reyna Tropical, je me donne ce rôle-là : traduire et faire résonner les sons de la libération africaine et autochtone à travers mon propre regard — celui d’une personne queer, mexicaine, non-binaire et féminine.
Q : Vous avez dit un jour que chanter au Mexique, c’est « pour l’âme », alors qu’aux États-Unis, c’est « pour l’argent ». Comment ce passage du spirituel au professionnel influence-t-il votre motivation et votre créativité?
R : La musique dans un cadre capitaliste, c’est une jonction complexe — et on devrait d’ailleurs en parler davantage. Je n’aurais jamais pu vivre de ma musique si j’étais restée au Mexique, dans ma terre d’origine. Le déplacement change tout. Être aux États-Unis me donne certains privilèges : ici, la musique est perçue comme une source de revenus. C’est à la fois un privilège… et une forme d’extraction.
Alors je me pose la question : que faire de ce privilège? J’essaie, en quelque sorte, de “puiser” dans ce système pour redistribuer. Redistribuer à ma famille, à ma communauté, et à des organisations au Mexique, comme AfroCaracolas, la communauté de Coyolillo, ou des foyers pour personnes trans qui prennent soin des jeunes mexicain·e·s trans.
Pouvoir chanter sur la terre où je suis née, c’est quelque chose que beaucoup de mes proches n’auront peut-être plus jamais la possibilité de faire. Aujourd’hui, certains de mes amis sentent qu’ils ne reverront jamais leur famille ou leur terre natale. Dans ce contexte, chanter au Mexique devient sacré. Ça dépasse toute valeur monétaire. Ça m’oblige à redéfinir ce qu’on appelle une « monnaie ». Aux États-Unis, l’argent donne une valeur. Mais au Mexique, chanter au bord de l’eau où je suis née… ça n’a pas de prix.
Q : Je comprends à 100 %. Quel est le rôle d’Antonia dans tout cela?
R : Oui. Il faut parler d’Antonia, qui fait partie de Reyna Tropical depuis août 2022. Elle joue un rôle essentiel dans notre lien à la terre — elle l’amène littéralement sur scène. Elle entre dans les salles avec des plantes, les tend au public, les invite à les tenir. Elle les rend puissants à travers ce geste simple.
Ensemble, on essaie de construire un pont entre le son et la terre — comme cela a toujours existé dans les traditions autochtones. On rappelle visuellement aux gens que cette connexion a toujours été là.
Q : Est-ce qu’il y aura des plantes aujourd’hui?
R : Toujours.
Q : Et en tournée, vous avez des rituels?
R : Oui, on se pose toujours les mêmes questions. Où allons-nous? Quelles rivières coulent ici? Qui sont les habitant·e·s? Quelle est l’histoire du lieu?
On commence toujours par offrir les plantes que nous avons apportées de chez nous, à l’eau des endroits où nous jouons. C’est notre manière de dire : « Merci de nous accueillir. Voici notre offrande. »
Q : Et dans un monde où il est facile de devenir cynique… comment gardez-vous le cœur ouvert et heureux?
R : Je garde mon cœur joyeux, même dans les moments difficiles — c’est ma forme de résistance depuis toujours. À travers la joie et le plaisir, je trouve une force qui me relie à moi-même et à ma communauté. J’apprends à en apprécier toute la beauté.
C’est justement quand tout semble plus dur que j’ai envie de danser encore plus fort, de chanter plus fort, de respirer plus profondément. Mon cœur reste ouvert, prêt à être partagé avec le public, peu importe les épreuves.
C’est là où je me trouve, quand je suis sur scène. Et c’est un vrai bonheur de pouvoir vous offrir cette énergie-là.
(voir l’extrait vidéo disponible en anglais seulement)
Merci au Festif! de Baie-Saint-Paul de m’avoir accueillie dans cette 16e édition haute en découvertes, en émotions et en musique. Pour en savoir plus sur le festival, visitez lefestif.ca
Crédit photo: Jay Kearney
Vidéo: Meggie Lennon