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Les attentes étaient tout de même élevées : la lecture d'extraits de la pièce à la Librairie Pantoute, ( Pantoute lit La bordée ) la semaine précédente, avait laissé dépasser quelques bouts de dialogues particulièrement bien ficelés, et les comédiens, malgré le contexte un peu déstabilisant du lutrin-micro-dans une librairie, s'étaient prêtés à l'exercice avec un aplomb de bon augure. Paraît qu'il ne faut pas trop se créer d'attentes, que je me dis en fixant droit devant, mais j'avais tout de même hâte au lever du rideau rouge.


Aux yeux du public se dévoile un atelier d'artiste, une sorte de loft avec mezzanine, un établi, un coin cuisine, de très, très grandes toiles. Le sol est maculé de traces de peinture. On imagine à la fois tout le travail abattu mais aussi tout le plaisir éprouvé par Véronique Bertrand et son équipe dans la réalisation de ces décors très réalistes. Je m'en voudrais de ne pas mentionner l'éclairage à la fois ingénieux et approprié signé Eliott Gaudreau, et la trame sonore de Nicolas Jobin, mélange de classique, d'effets sonores et de jazz, qui nous permettent de mieux plonger dans l'histoire et dans l'époque où se déroule la pièce, basée en partie sur des faits réels. 


Au milieu des années 50, les œuvres de Rothko se vendent, il a attiré l'attention du MOMA (musée des arts modernes de New York) . La famille Bronfman, à l'époque, construit l'édifice Seagrams, un endroit qui se veut pour le moins opulent. On leur recommande d'engager Rothko pour créer une immense murale dans le restaurant de l'édifice, le Four Seasons, un contrat de 35 000 $  : du jamais vu. C'est dans ce contexte historique que la pièce se déroule, et plusieurs des répliques du personnage de Rothko ont bel et bien été prononcées par le Rothko réel. Je vous en dirais bien plus, mais je m'en voudrais d'enlever l'effet de surprise à celles et ceux qui s'assoiront à La Bordée dans les prochains jours.


Le public , qui se situe là où devrait se trouver sans doute une toile immense, est scruté d'un oeil méditatif et hésitant par Rothko (Michel Nadeau) , un pinceau dégoulinant à la main. Entre en scène l'apprenti dont on n'entendra pas souvent le nom (c'est Ken, joué par Steven Lee Potvin) , jeune, un peu maladroit de prime abord, gagnant en assurance au fil du temps.  Entre ces quatre murs, le maître et l'apprenti occuperont tout l'espace, grimpant des échelles, tournant comme des lions en cage, transportant des sceaux de peinture, bougeant d'énormes toiles... On comprend tout à fait les commentaires des deux comédiens lors de la lecture publique, concernant la difficulté supplémentaire de livrer le texte sans bouger : les déplacements scéniques sont constants, chorégraphiés, dynamiques et captivent l'auditoire. Le metteur en scène Olivier Normand, aussi professeur à l'école de cirque de Québec, y est certainement pour beaucoup.


Un doute subsistait tout de même: le personnage parfois odieux de Rothko, allait-on y croire, interprété par le tellement sympathique Michel Nadeau ? Tout à fait, et ce n'est pas l'inhabituelle moustache qui est l'élément déterminant, mais bien le ton cinglant, la posture, la démarche: je ne cesse d'être émerveillée devant cette transformation quasi-magique, superpouvoir des comédiens. Du reste, le Rothko de ce soir laissait entrevoir, au-delà des abords abrupts, égocentriques, une pointe de bienveillance, ce qui semble conforme à la personnalité de Rothko le vrai. L'apprenti joué par Steven Lee Potvin est lui très crédible, passant de jeune néophyte acceptant sans broncher les caprices du maître à celui qui osera le confronter avec ses contradictions, jouant avec grande aisance et nuances  tant dans le registre humoristique que dramatique.


L'humour, c'est une question de “timing” et l'on rit souvent dans Rouge; Bien sûr, le texte y est pour quelque chose, mais le rythme effréné auquel est livré ledit texte, par ailleurs plutôt verbeux, est déterminant. Individuellement, les deux comédiens sont excellents dans leurs rôles, mais le tout repose sur la relation entre les deux personnages. Olivier Normand, le metteur en scène,  en parlait comme d'un ballon, échangé entre les personnages : ledit ballon bouge beaucoup !


On rit, mais on discute surtout beaucoup d'art, d'idéal et de philosophie, on réfléchit et l'on découvre l'histoire d'un peintre férocement original, ayant marqué l'histoire de l'art. Mark Rothko disait qu'il fallait que la personne regardant une de ses toiles fasse, elle aussi, la moitié du chemin. Il est fort possible qu'en sortant de La Bordée il vous prenne des envies de parcourir, vous aussi, ce bout de chemin vers l'art abstrait.


*Avant de retourner au réel, arrêtez-vous un petit instant à l'extérieur de la salle pour vous immerger dans l'installation de Wartin Pantois, qui nous entretient d'inhibition créatrice avec Grisaille. De la toile industrielle grise et du ruban orange enveloppent autant d'oeuvres que l'on ne verra pas, le tout accompagné de dissonances et de bruit blanc. On y entend également, dans les casques disposés à la sortie du parterre, le témoignage d'un peintre aux prises avec ces inhibitions. Celui-ci suscite des réflexions complémentaires à celles engendrées par Rouge. 


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Rouge, au théâtre La Bordée, du 25 février au 21 mars


Un texte de John Logan


Mise en scène: Olivier Normand


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Grisaille, 


Une installation de Wartin Pantois 


Accessible une heure avant chacune des représentations de Rouge, du 25 février au 21 mars.



Marlène Bordeleau, Coordonnatrice de production et wéreuse de théâtre à ses heures




 
 

Émiss
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